Syrius
Mais tout d'abord, un petit cadeau de bienvenue: ___________________________________________________________
J’étais hier à la bibliothèque, à
la recherche d’informations alternatives sur un sujet inavouable, lorsque je
croisai le regard de ma copine Nathy. Nathy est une maman moderne, la
quarantaine joyeuse et dynamique, merveilleusement concernée par l’évolution de
son petit Ulysseus (cet improbable prénom me laisse toujours sur le carreau.
Mais un jour, on appellera les petites filles Tarentule et Copacabana, et tout
le monde trouvera ça normal.). Or, Nathy vient d’offrir à la prunelle de ses
yeux un ravissant poisson rouge (enfin bon, c’est un poisson rouge), et elle
tient à se renseigner sur ce silencieux compagnon. Son regard dépassait à peine
d’une pile de bouquins de formats divers, entassés dans le plus grand désordre.
Une masse compacte d’informations sur le poisson rouge.
J’ai trouvé ça formidable, qu’une
maman passe son Samedi après-midi à la bibliothèque pour un tel épiphénomène.
Vraiment. Lorsque j’étais petite, j’avais un poisson rouge que mon père avait
appelé Syrius. J’adorais ce poisson. Il a vécu très vieux, il me semble qu’il
avait 14 ans lorsque nous l’avons retrouvé un matin, flottant le ventre à l’air
dans une attitude totalement zen. Je précise que Syrius fut le premier être vivant à manger dans la cuisine, bien avant ma naissance. Mais il était mort de sa belle mort,
discrètement, sans faire de vagues. Mon frère et moi avons organisé des funérailles
en grandes pompes. Nous l’avons enveloppé dans une feuille d’aluminium, puis
nous l’avons transporté dans la camionnette téléguidée frappée du logo des
Galeries Lafayette que mon frère avait reçu à Noël. Et nous sommes partis en
procession jusqu’au vide-ordures du couloir. Nous avions l’air très grave, de
cet air très grave dont seuls les petits enfants sont capables (notamment
lorsqu’ils tentent d’introduire un cube gros comme Madagascar dans un rond de
serviette). Comme le fil qui reliait la camionnette à la télécommande était
très court, nous marchions à tous petits pas pour ne pas écraser le corbillard
improvisé. Maman a ouvert la porte du
vide-ordures, et a délicatement balancé Syrius dans les limbes du sous-sol. Je
ne crois pas qu’elle ait chanté un cantique, mes souvenirs sont assez
flous ; mais c’était une cérémonie très chouette.
Enfin bref, Syrius avait vécu 14
ans, et je ne me souviens pas que qui que ce soit ait jamais ouvert un livre
concernant les poissons rouges. Il faut dire aussi qu’à l’époque, on les
trouvait surtout dans les foires, emballés dans de petits sacs en plastique
exigus contenant de l’eau en quantité infinitésimale. Et que la littérature du
poisson rouge était assez confidentielle. C’est d’ailleurs à la foire que nous avons
trouvé le successeur de Syrius, Oscar, qui n’a pas tenu plus d’une semaine.
Comme nous n’avions pas eu le temps de nous attacher à ce nouveau compagnon,
ses funérailles ont été beaucoup plus sommaires. Je crois que maman l’a mis à
la poubelle tel quel, hop, au milieu des épluchures à patates. A mon avis,
Oscar n’a pas supporté l’indifférence de mon père, qui semblait totalement
étranger à l’apparition de cette nouvelle mascotte familiale. Je pense que son
cœur s’était irrémédiablement brisé à la mort de Syrius.
Lorsque j’ai raconté cette
histoire à Nathy, elle a ouvert de grands yeux étonnés. Elle m’a demandé quelle
nourriture nous donnions à Syrius, pour qu’il vive si vieux. Et lorsque je lui
ai répondu que les daphnies avaient été sa seule alimentation, elle a fait un
triple axel arrière, avant de me démontrer, pléthore de renseignements à
l’appui, qu’il fallait alterner avec des légumes cuits émiettés en petite
quantité. Que la famille entière se soit mobilisée derrière une camionnette
téléguidée contenant un poisson rouge et
son linceul ne l’a pas particulièrement marquée. Par contre, que nous ayons
été incapables de faire appel à Jean-Pierre Coffe pour élaborer les menus de
Syrius semble l’avoir réellement ébranlée.